Accueil Geneviève Laffitte, un regard parmis d’autres

La ferme de Margaret et Jim

 

Dans l’encadrement de la porte qu’il venait d’ouvrir, j’ai cru voir entrer John Wayne. Il ne lui manquait plus que le chapeau et les bottes. Un cowboy? Jim en est un; c’est le fermier chez qui on était arrivées dans l’après-midi finissant. Margaret, sa femme et cousine de Muriel, nous avait accueillies sans grands effets de manches – parce qu’elle avait les mains dans sa vaisselle – mais avec un grand éclat de voix en se tournant à moitié vers nous – parce que l’autre moitié était tournée vers son évier !

Du fond du fauteuil défoncé dans lequel Margaret m’avait invitée à m’asseoir, les genoux à la hauteur de l’estomac, derrière la porte qui venait de s’ouvrir, l’homme me parut encore plus géant. Son sourire sur des dents mal plantées était tout aussi géant et après m’être extraite de mon siège, dans un salut de bienvenue, ma main disparut dans sa grande paluche rugueuse. Comme dans beaucoup de pays, d’une latitude à l’autre, les gens n’ont pas le même accent ; après quelques centaines de kilomètres d’exploration de l’Ile du sud, j’avais eu du mal à comprendre ce qu’on me disait et je dois dire qu’il m’a fallu deux jours pour que je puisse enfin comprendre ce que me disait Jim ! Je me tournais systématiquement  vers Margaret qui  traduisait en répétant lentement ce que m’avait dit son mari, sans rouler les R du sud.

En matière de fermes, j’en étais restée à la ferme lozérienne du village de Montrodat de mon enfance : l’habitation, l’étable, la bergerie et la porcherie autour de la même cour de ferme où l’on stockait les charrettes, le foin, le fumier sur lequel  les volailles, à longueur de journée, grattaient et s’enfonçaient à la recherche de leur pitance. Une cohabitation hommes-bêtes.

La ferme de Margaret et Jim, c’est autre chose. D’abord, Muriel a eu du mal à la retrouver à la sortie de Belfour. Le long chemin qu’elle retrouva enfin  traversait les prairies clôturées sur une de ces collines qui font le paysage bosselé de cette partie méridionale de la Nouvelle-Zélande. Du bas de la route, la bâtisse paraissait petite mais une fois dans la cour, on était devant une belle maison de ville : bow-windows, terrasse, pelouse et plantations d’agrément et un banc en bois à l’ombre d’un arbre natif du coin, d’où l’on pouvait rester des heures à regarder les prairies glisser vers la vallée.

Une des filles de Margaret et Jim partagea le repas du soir avec nous. Elle parla de son travail à l’usine de transformation du lait et je compris que l’activité de la ferme de ses parents était l’élevage des vaches laitières, une « daily farm ». Enfin, pensé-je, je vais pouvoir discuter d’une activité humaine, ma curiosité préférée étant sevrée depuis le début du voyage, dans ce pays où les paysages et la nature composent l’essentiel des horizons. Mais je fus prise de vitesse par Jim qui voulait en savoir autant sur ce que je faisais et sur la France que moi sur leur activité paysanne… Il était curieux et apparemment fasciné par le tunnel sous la Manche et revint sur le sujet à plusieurs reprises dans la soirée ; je suis persuadée que si je lui avais dit que je l’avais traversé, il aurait eu devant lui LA personne qui a voyagé sous le Channel.  Ma réponse négative le déçut certainement ! Le repas (froid) terminé par un verre de lait chaud ne dura pas longtemps ; il était près de dix-neuf heures, Margaret nous laissa à table et partit traire les vaches. Jim, qui devait avoir une longue journée derrière lui, s’affala dans le canapé adossé au passe-plat pour continuer la conversation sur l’Europe et étira ses longues jambes robustes et fatiguées  devant lui,  les orteils en éventail dans des chaussettes tricotées main, trouées aux talons.

Il me fallut vider les bottes que Margaret m’avait dégottées dans un coin de l’appentis : il y avait bien longtemps qu’elles n’avaient été portées et des toiles d’araignées avaient emprisonné un tas de résidus que je serais bien incapable d’identifier. Quant à la taille des bottes, vu que cette demeure n’est habitée que par des géants, je n’ai eu aucun mal à les enfiler.

Le jour finissait. Le soleil était rasant sur les champs et la lumière du sud était chaude et transparente. Je demandais à Margaret de s’arrêter pour que je prenne des photos. Je ne pouvais pas trop m’attarder car le travail allait être long et nous avions pris du retard avec l’histoire des bottes qu’il me fallait absolument porter si je voulais assister à la traite.

De la butte où j’étais montée, une vision de western : un troupeau entouré de barrières métalliques, cinq cents vaches serrées les unes contre les autres, silencieuses, en attente pour donner leur lait. Derrière la vitre, Margaret m’explique le fonctionnement du carrousel conçu pour cinquante vaches, comment elles y entrent et en sortent sans difficulté et sans entrave, et elle me détaille la part d’attentions que l’on doit porter aux bêtes et à la machine pendant la rotation. Elle me montre le circuit du lait, des mamelles des vaches à la salle de collecte, en passant par les tuyaux en inox dans la fosse au centre du carrousel, fosse dans laquelle je descendrai plus tard pour faire des photos de la traite en contre-plongée, sous le regard ébahi des vaches que je verrai, pour la première fois de ma vie, par en-dessous !

En rejoignant la plateforme de traite, sous le cul des vaches, les mamelles étant à portée de main, je compris pourquoi Margaret avait insisté pour que je mette des bottes : elle et Karim nettoient le sol en permanence à grands jets d’eau puissants desquels il vaut mieux se tenir loin, au risque de recevoir des éclaboussures de bouses et d’urine.

La nuit est arrivée pendant la traite, les bêtes sont retournées à leur vie de plein air dans les prairies et reviendront demain pour un nouveau tour de manège. Karim sera là pour leur ouvrir les barrières. « Karim est un bon ouvrier, me dit Margaret ; il est indien fidjien ; nous nous entendons bien. Il ne faut pas brutaliser les vaches ; lui, il est musulman, il les respecte. »

Quand Margaret éteint la plateforme il est minuit passé. Dans les phares de la manœuvre qui nous remet sur le chemin du retour à la maison, dans les masses sombres de la prairie, on devine les vaches assoupies.

Belfour, Nouvelle-Zélande,
22 mars 2013

Le banc en bois face à la vallée.

La ferme de Margaret et Jim, Nouvelle-Zélande, 2013

Vallons de Belfour.

La ferme de Margaret et Jim, Nouvelle-Zélande, 2013

Dans les prés jour et nuit, été comme hiver.

La ferme de Margaret et Jim, Nouvelle-Zélande, 2013

En attendant la traite.

La ferme de Margaret et Jim, Nouvelle-Zélande, 2013

Carrousel pour traire cinquante vaches en même temps.

La ferme de Margaret et Jim, Nouvelle-Zélande, 2013

Nettoyage à grands jets.

La ferme de Margaret et Jim, Nouvelle-Zélande, 2013

La qualité et la quantité du lait de chaque vache sont enregistrées sur des compteurs gérés par ordinateur.

La ferme de Margaret et Jim, Nouvelle-Zélande, 2013

Pendant le tour de manège!

La ferme de Margaret et Jim, Nouvelle-Zélande, 2013

Étonnement réciproque!

La ferme de Margaret et Jim, Nouvelle-Zélande, 2013

Fin de la traite. Les vaches sont reparties dans les paddocks.

La ferme de Margaret et Jim, Nouvelle-Zélande, 2013